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19 mai 2009 2 19 /05 /mai /2009 18:54

          Nos repères politiques et culturels ont été brouillés, et nous voilà surpris, parfois égarés. Jadis il y avait le camp du progrès et le camp de la réaction, le camp de ceux qui voulaient accélérer les évolutions, et le camp de ceux qui voulaient les ralentir, sinon les inverser. Or dans bien des débats de société les repères sont inversés, et les camps ne sont plus si clairs. La nouvelle majorité sarkozyste s’est présentée comme le camp du mouvement, en accusant leurs adversaires de n’être plus qu’un cartel de conservatismes cherchant à préserver des acquis sclérosés. Les adversaires de la gauche écologiste et sociale prétendent revenir sur des bifurcations périlleuses du capitalisme mondial, et accusent les premiers de ne vouloir tout changer qu’afin que rien ne change pour les gagnants.


          Mais ce brouillage politique n’est qu’un exemple de ce retournement qui complique les oppositions classiques. Les intellectuels français, tant sur les questions de la famille, de l’ordre public et de la loi que sur les questions de l’urbanisme, de l’environnement et de la mondialisation, semblent un par un décrocher de l’idéologie du progrès. Et l’opinion entière, déboussolée, semble sauter trop vite d’un pôle à l’autre. Il ne s’agit plus de vouloir le bon, mais d’empêcher le pire, et la nostalgie même n’est plus ce qu’elle était. Or on peut replacer cette inversion sur un fonds plus vaste. Car c’est peut-être l’Occident entier qui change d’orientation, et qui, naguère encore à la tête de tous les progrès, effrayé de ce qu’il a déclenché, semble vouloir se réfugier dans un passé probablement idéalisé. Et l’Orient lointain, comme tous les pays jadis dévastés par les guerres et qui n’ont plus rien à perdre, les voilà à leur tour lancés dans la course à la puissance et à la consommation.


          Le grand philosophe tchèque et dissident Jan Patocka voyait dans les guerres du XXème siècle le conflit entre les forces de transformation du monde (en gros celles qui avaient des utopies, même totalitaires) et les forces de maintien du
statu quo (en gros celles des démocraties occidentales). Nous en sommes encore là : nous ne croyons plus au grand Récit du Progrès, du Développement et de l’Emancipation, version sécularisée de la vieille théologie de l’histoire du Salut, par laquelle nous pouvions passer par des épreuves au bénéfice d’un avenir meilleur. C’est justement notre problème comme civilisation : nous ne croyons plus au Progrès, mais nous n’avons rien d’autre à mettre à la place, et nous sommes malgré nous embarqués tant bien que mal dans son accélération.


          Il est cependant utile de distinguer ce néo-conservatisme des conservatismes d’autrefois. Il y a longtemps eu un conservatisme qui visait simplement à maintenir la continuité de la tradition, parce qu’il y a des choses du passé qui ne passent pas, qui se conservent sans passer, dans une sorte d’éternelle jeunesse, capables de répondre comme au premier jour de façon vivante à toute question ou à toute situation : on appelle cela le « classique ». Il y avait eu une autre forme de conservatisme qui ne voyait l’histoire que sous la forme de la décadence, de la dégénérescence. L’optique ici n’était pas le progrès, l’idée qu’il puisse y avoir mieux et plus après qu’avant, mais cette idée que le temps détruit tout peu à peu, que les copies sont de plus en plus pâles et mauvaises, comme dans les mythes bibliques ou hésiodiques de l’âge, d’or, d’argent, de fer, etc. Le conservatisme consistait alors à ralentir autant que possible la décadence, à garder la mémoire la plus fidèle possible des modèles du passé.


          Le conservatisme contemporain apparaît sur le fond d’un emballement du progrès, d’une sorte d’évolution accélérée. Comme si l’on doutait soudain si c’est bien là un progrès. On est sceptique. Il s’agit de conserver ce qui peut encore l’être des progrès acquis, mais sans trop y croire. La vérité n’est plus dans le passé, mais elle n’est pas non plus dans un lendemain merveilleux qui nous échappe. En attendant il nous faut trouver un ordre conservatoire. Cette dernière perspective, à certains égards, était déjà celle de Luther. C’est ainsi qu’il interprétait l’épisode de l’arche de Noé. Il ne s’agit pas de sauver le monde, mais de le sauvegarder, de le conserver. Non parce que cet ordre serait idéal, mais parce que nous n’avons rien de mieux, pas de monde de rechange. En attendant que Dieu sauve le monde, notre affaire, c’est d’être parmi les créatures, pratiquant nos tâches quotidiennes de maintenance du monde, sans croire que nous puissions rien sauver par nous-mêmes.


          Je ne voudrais pas finir sans pointer les limites de ce néo-conservatisme. D’abord il peut avoir quelque chose de tellement conservatoire qu’il risque de transformer l’arche, et le monde, et nos cultures et nos églises, en « musée », où il s’agit davantage de stocker les créations du passé que de faire confiance à celles qui viennent. Ce conservatisme-là peut aussi tenir des discours apocalyptiques ou catastrophistes qui découragent ceux qui vaquent tranquillement mais obstinément à ce que j’appelais la maintenance du monde. Pire : il peut tourner au cynisme, lorsqu’il ne maintient du passé que des formes mortes, auxquelles il ne croit plus, qui n’ont plus grand-chose à lui dire, mais qui lui rappellent son enfance et le protègent du vide. Ne bougez plus, laissez tomber votre foi vivante, mais soyez les conservateurs de notre cher Musée, de notre douce enfance ! Après nous le Déluge.


          Mais si nous sommes appelés à être le sel de la terre, ce n’est pas pour être de tels conservateurs ! Pourquoi nous faut-il des doses de sels et de saveurs de plus en plus fortes et épicées pour stimuler notre goût ? Et si ce n’était pas un problème de qualité de sel mais de langue : je ne sais pas offrir quoi que ce soit qui ait du goût à quelqu’un qui n’a plus de langue, plus de goût, qui est dégoûté de tout ! Là aussi il faudrait convertir le sens. Il ne s’agit plus pour nous d’être sauvés, ni même inquiets de notre salut, de cette préservation de soi qui font la politique et la morale dominantes. Mais de revenir à l’arche de Noé, non pas entendue comme le lieu où je me sauve, où je me réfugie, comme un moyen d’évasion en dehors d’un monde d’avance foutu, mais au contraire comme ce lieu où nous sommes ensemble au service de la sauvegarde du monde commun. Et l’évangile est pour nous ce petit grain de sel qui change tout, qui ne conserve que parce qu’il donne saveur à nos vies.

 

                 Ce texte est extrait d’une méditation proposée sur France-culture le dimanche matin 22 juillet.

 

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Proposition

          De la folie d'amour, qu'est-ce qu'on a fait ? Cette fadeur qui nous étouffe et qui nous tue. Il faut que cela cesse. Il nous faut vivre éternellement la grâce et ne plus avoir peur. Toujours être pour l'autre ce que l'on est vraiment. Ne pas dire non, jamais. Et puis s'abandonner, brûler de tous les feux ; à en mourir. Et en mourir. De l'énergie qui en découle créer le beau. Sans concession, s'abandonner à l'autre. Émouvoir la nature au point de la faire suffoquer peut-être.
          Car enfin, pourquoi donc on s'obstine à dire que l'on ne s'aime pas ? C'est quoi ce besoin de pleurer seul, cette peur ? C'est le mystère.
          On meurt des temps figés, des questions inutiles, des engagements faciles. Mais rien n'empêchera jamais les méchants d'être méchants, la bête immonde d’être à certains vitale, le malsain d'être immuable. L'arme absolue ne combat plus que l'innocence et, pacifiés, nous sommes l'agneau face au couteau.
          C'est la mélancolie qui nous sauvera, un jour, tout à la fin, de tout ce miasme incohérent et sans visage, de cette horreur qui fait pleurer, de cette souffrance. C'est de cette paix qu'il nous faut, le coeur attendri de soi-même et des autres, de cet appel où tout s'effondre pour renaître.

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