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13 novembre 2009 5 13 /11 /novembre /2009 10:07

          Dans un récent billet sur le site Médiapart (http://www.mediapart.fr/club/blog/eric-fassin/121109/le-prix-de-la-liberte-d-expression#comment-421751), Eric Fassin revenait sur l'affaire Ndiaye/Raoult. Il remarquait que lorsque Marie NDiaye s'est vu décerner le prix Goncourt, le 2 novembre, on a beaucoup souligné qu'en plus d'un siècle, elle n'était que la dixième femme à en bénéficier mais qu'il n'y avait pas eu un mot sur le fait que la femme qui reçoit ce prix est noire. « L'institution littéraire serait-elle «aveugle à la couleur» (color-blind)? Ou bien le sujet serait-il tabou ? » se demande-t-il. Il souligne qu'on invite souvent les homosexuels à la discrétion et qu'on pourrait donc craindre que,  pour les " minorités visibles ", le prix de la reconnaissance ne soit l'invisibilité, ou du moins la " réserve ". Je trouve cette interpellation très pertinente.

          Pierre Tévanian dans " La mécanique raciste " (Dilecta, Paris, 2008) montre comment " tout allait bien " tant que les non-blancs restèrent dans la représentation française dominante des corps invisibles (pas vus à la télés), puis des corps souffrants (" oh les pauvres victimes de racisme, d'exploitation ") objet de condescendante charité des blancs. En revanche, les gardiens de la décence publique ont commencé à hurler à l'inacceptable, au communautarisme, au repli identitaire, quand ils commencèrent à revendiquer l'égalité. Là, ils devenaient des " corps hurlants " dont les propos dépassaient toujours les bornes : le rap était forcément violent, l'appel des Indigènes de la République malheureusement excessif, le CRAN automatiquement communautariste. Et effectivement, ils dépassaient les bornes, puisqu'en revendiquant ou en se comptant en égaux, ils tentent d'aller au delà des bornes qui les maintenaient dans les limites de la place qui leur était assignée : dans l'infériorité.

          C'est en cela que la remarque sur la noirceur de Marie Ndiaye d'Eric Fassin me paraît particulièrement pertinente : se mettre à égalité en usant de sa liberté d'expression pour critiquer le pouvoir, c'est forcément pour une noire, femme, être considéré comme un corps hurlant, dépassant les bornes assignés. On avait eu la gentillesse de lui donner un prix, elle n'allait pas en plus comme les écrivains blancs dire ce qu'elle pensait, débiter des bêtises, s'exprimer sans réserve. Le célinien Houellebecq (prix de Flore, prix Novembre, prix Interallié...) peut lui débiter ses insanités islamophobes, Eric Raout n'appelle pas au droit de réserve des lauréats de breloques.

          La seule chose à laquelle elle a échappé c'est qu'on estime ses propos d'hystériques, mais comme femme elle aurait pu s'astreindre à la réserve des Miss France, sages comme des images et pourtant elles aussi assignées à leur utérus...

          L'impensé de Raoult, ce n'est pas le droit de réserve pour les écrivains, mais pour les non-blancs qui doivent rester des corps invisibles, au mieux des corps souffrants que Raoult, gentiment, voudra bien aider, les pauvres...

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10 novembre 2009 2 10 /11 /novembre /2009 06:18

          Depuis vingt-sept ans tu tournes en rond et en carré dans un couloir de la mort, à Philadelphie la mal-nommée. Misadelphie, tu hais ton frère.

Ton frère noir. Tout est là. Militant des droits de l'homme, des droits des noirs, il fallait l'abattre. On lui a fait un procès inique, digne des sbires de Staline. Faux-témoins, juge acharné à sa perte, tu n'y coupais pas, Mumia.


          Mais voilà, au lieu de t'assassiner légalement tout de suite, on te distille la mort au goutte à goutte
depuis tout ce temps, le temps de toute une existence. Pendant que la vie douce et amère continue pour les autres, dehors, avec une femme, des enfants, le boulot, les loisirs. Pendant que tes frères noirs et tes frères blancs continuent de se battre, en liberté surveillée, pour la justice et l'humanité des hommes.


          Mais tu te bats aussi. Tu tiens bon ! Malgré l'épée de Damoclès qui fait du yoyo au-dessus de ta tête. Malgré les menottes et la cage transparente où l'on t'exhibe au parloir. Ah ! Depuis que Desmond Tutu est venu te voir dans ta papamobile immobile - des fois qu'on te tirerait dessus ont enlève les menottes. Tu peux aussi parler avec les mains.

Et avec ta tête. Tu écris des livres, pour dire ta lutte et ta foi. On devra tuer un écrivain reconnu. Pour tuer celui que tu n'étais pas il y a 27 ans, celui que tu n'as jamais été, on veut tuer celui que tu es maintenant.


         Tu es même devenu avocat, et tu as réussi à faire libérer d'autres condamnés. Sauf toi.


         Méchante ironie du sort : un nouveau procureur noir veut ta peau. Enfin, pas au sens propre, il n'a déjà que trop de noir sur lui. Tu es peut-être son pire souvenir de lui-même.

Mais tu n'es pas seul, Mumia. Dans le monde entier, tes frères de toutes les couleurs - et le mélange de toutes les couleurs, c'est le noir - se battent avec toi. Pour que tes nuits blanches soient un peu plus noires. Pour que les comploteurs à la Montecristo sauce Ku-Klux-Klan qui veulent t'effacer de leur paysage ne broient jamais plus du noir.


         Et pour qu'un jour, partout aux States, s'arrête à jamais l'innommable peine capitale. Que la barbare et criminelle peine de mort soit morte à jamais.

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6 juin 2009 6 06 /06 /juin /2009 21:03

          Quelque part en France, une amie, Cécile, a décidé hier, avant-hier, je ne sais plus, de se donner la mort. La beauté déchirée, cette innocence aux yeux pleinement ouverts devant l'horreur du temps et l'inutile douleur du monde, se voit taxée de folie. Rien que de folie qui, douce ou pas, impose l'internement. Impose l'observation. Pour que tout l'inconnu s'enfuit dans le connu. Mais pour que l'on oublie aussi, hélas, d'appeler un chat un chat. La science est là, c'est sûr. Ainsi, par exemple, bien trop souvent le désespoir est appelé « mélancolie » ou « dépression », et la révolte, nécessairement éparse en ces temps de grand désarroi, porte le nom de « délire aigu ». Trop encore croient que l'on construit dans la victoire; et seulement dans la victoire. Jamais dans l'abandon, jamais dans la défaite ou dans l'oubli. Inutile de se révolter, inutile de pleurer. Inutile de prier même. Voilà, c'est dit, le débat est clos. Force est pourtant de constater que nous avançons sans bien avoir le temps de nous observer nous-mêmes et que l'autre n'a plus fonction que de nous faire comprendre que l'on vit seul. Alors pourquoi ne pas s'en remettre, exceptionnellement, au simple bon sens et laisser l'évidence de certaines vies se déclarer par les pleurs ou la révolte ?
         
          Le médecin psychiatre de Cécile déplore qu'elle n'ait pas, contre son avis, réintégrée à la suite d'une autorisation de sortie, le service psychiatrique dans lequel on avait cru bon de l'interner. Car, selon ce médecin, Cécile serait encore en vie. On peut déplorer qu'il soit si facile aux médecins de confondre cause et effet : Cécile avait peur. Elle avait peur d'y retourner, dans ce service, tout simplement. Par les médicaments qu'on lui donnait elle avait perdu la possibilité d'avoir des enfants ; par ces médicaments, ou d'autres, elle avait perdu le droit de faire l'amour, aussi. Ces mêmes médicaments avec lesquels elle s'est donnée la mort. De plus, l'enfermement, non voulu d'elle, et vécu chaque fois si difficilement, était perçu comme une menace par ses fonctions vitales, par sa capacité à imaginer l'avenir autrement que sous la dépendance totale des médecins. Tout cela devait cesser. Selon elle.
         
          Quand, donc, la psychiatrie comprendra-t-elle qu'elle ne peut rien résoudre, dans ces conditions et avec ces méthodes, du drame existentiel qui la dépasse comme il nous dépasse tous, et qui crée ses angoisses ? Sa raison de vivre n'est pas son savoir mais sa détresse, son ignorance. Il est parfois regrettable qu'elle ne le sache pas. On ne laisse pas souvent passer la légèreté en psychiatrie, et l'Homme n'est Homme qu'en ce qu'il est adulte et volontaire. Que l'on permette un jour qu'il soit possible de n'être rien. Cela comme une alternative à la contrainte, comme un sauvetage aussi. La durée certaine du chemin à parcourir dans cette direction permet d'être tranquille sur la valeur de cette observation. Et en dépit du désarroi qu'à sans nul doute dû provoquer, au sein du service, la disparition de Cécile, on voit tout le danger qu'il y eu dans l'obstination de ses médecins à n'écouter qu'eux-mêmes. Car à la valeur soi disant irréductible qu'ils accordent à la vie, persuadés qu'ils sont d'aimer comme il faut, ils soustraient à celle-ci ce qui en est, pour beaucoup, le sens ultime : le bonheur à tout prix, malgré tout. Et le désir aussi. Il faut donc réaffirmer le droit à tous de librement parler de sa douleur, au moment de sa douleur ; il faut réaffirmer le droit de s'effondrer, celui plus encore de pleurer, mais aussi de hurler. Et cela sans qu'il soit trop systématiquement proposé un placement en « observation », un « internement », appelé presque ironiquement « moment de repos ». Tant il est vrai que le repos viendrait, assurément, surtout du fait que la bêtise n'assassine plus crânement les gens.

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19 mai 2009 2 19 /05 /mai /2009 18:54

          Nos repères politiques et culturels ont été brouillés, et nous voilà surpris, parfois égarés. Jadis il y avait le camp du progrès et le camp de la réaction, le camp de ceux qui voulaient accélérer les évolutions, et le camp de ceux qui voulaient les ralentir, sinon les inverser. Or dans bien des débats de société les repères sont inversés, et les camps ne sont plus si clairs. La nouvelle majorité sarkozyste s’est présentée comme le camp du mouvement, en accusant leurs adversaires de n’être plus qu’un cartel de conservatismes cherchant à préserver des acquis sclérosés. Les adversaires de la gauche écologiste et sociale prétendent revenir sur des bifurcations périlleuses du capitalisme mondial, et accusent les premiers de ne vouloir tout changer qu’afin que rien ne change pour les gagnants.


          Mais ce brouillage politique n’est qu’un exemple de ce retournement qui complique les oppositions classiques. Les intellectuels français, tant sur les questions de la famille, de l’ordre public et de la loi que sur les questions de l’urbanisme, de l’environnement et de la mondialisation, semblent un par un décrocher de l’idéologie du progrès. Et l’opinion entière, déboussolée, semble sauter trop vite d’un pôle à l’autre. Il ne s’agit plus de vouloir le bon, mais d’empêcher le pire, et la nostalgie même n’est plus ce qu’elle était. Or on peut replacer cette inversion sur un fonds plus vaste. Car c’est peut-être l’Occident entier qui change d’orientation, et qui, naguère encore à la tête de tous les progrès, effrayé de ce qu’il a déclenché, semble vouloir se réfugier dans un passé probablement idéalisé. Et l’Orient lointain, comme tous les pays jadis dévastés par les guerres et qui n’ont plus rien à perdre, les voilà à leur tour lancés dans la course à la puissance et à la consommation.


          Le grand philosophe tchèque et dissident Jan Patocka voyait dans les guerres du XXème siècle le conflit entre les forces de transformation du monde (en gros celles qui avaient des utopies, même totalitaires) et les forces de maintien du
statu quo (en gros celles des démocraties occidentales). Nous en sommes encore là : nous ne croyons plus au grand Récit du Progrès, du Développement et de l’Emancipation, version sécularisée de la vieille théologie de l’histoire du Salut, par laquelle nous pouvions passer par des épreuves au bénéfice d’un avenir meilleur. C’est justement notre problème comme civilisation : nous ne croyons plus au Progrès, mais nous n’avons rien d’autre à mettre à la place, et nous sommes malgré nous embarqués tant bien que mal dans son accélération.


          Il est cependant utile de distinguer ce néo-conservatisme des conservatismes d’autrefois. Il y a longtemps eu un conservatisme qui visait simplement à maintenir la continuité de la tradition, parce qu’il y a des choses du passé qui ne passent pas, qui se conservent sans passer, dans une sorte d’éternelle jeunesse, capables de répondre comme au premier jour de façon vivante à toute question ou à toute situation : on appelle cela le « classique ». Il y avait eu une autre forme de conservatisme qui ne voyait l’histoire que sous la forme de la décadence, de la dégénérescence. L’optique ici n’était pas le progrès, l’idée qu’il puisse y avoir mieux et plus après qu’avant, mais cette idée que le temps détruit tout peu à peu, que les copies sont de plus en plus pâles et mauvaises, comme dans les mythes bibliques ou hésiodiques de l’âge, d’or, d’argent, de fer, etc. Le conservatisme consistait alors à ralentir autant que possible la décadence, à garder la mémoire la plus fidèle possible des modèles du passé.


          Le conservatisme contemporain apparaît sur le fond d’un emballement du progrès, d’une sorte d’évolution accélérée. Comme si l’on doutait soudain si c’est bien là un progrès. On est sceptique. Il s’agit de conserver ce qui peut encore l’être des progrès acquis, mais sans trop y croire. La vérité n’est plus dans le passé, mais elle n’est pas non plus dans un lendemain merveilleux qui nous échappe. En attendant il nous faut trouver un ordre conservatoire. Cette dernière perspective, à certains égards, était déjà celle de Luther. C’est ainsi qu’il interprétait l’épisode de l’arche de Noé. Il ne s’agit pas de sauver le monde, mais de le sauvegarder, de le conserver. Non parce que cet ordre serait idéal, mais parce que nous n’avons rien de mieux, pas de monde de rechange. En attendant que Dieu sauve le monde, notre affaire, c’est d’être parmi les créatures, pratiquant nos tâches quotidiennes de maintenance du monde, sans croire que nous puissions rien sauver par nous-mêmes.


          Je ne voudrais pas finir sans pointer les limites de ce néo-conservatisme. D’abord il peut avoir quelque chose de tellement conservatoire qu’il risque de transformer l’arche, et le monde, et nos cultures et nos églises, en « musée », où il s’agit davantage de stocker les créations du passé que de faire confiance à celles qui viennent. Ce conservatisme-là peut aussi tenir des discours apocalyptiques ou catastrophistes qui découragent ceux qui vaquent tranquillement mais obstinément à ce que j’appelais la maintenance du monde. Pire : il peut tourner au cynisme, lorsqu’il ne maintient du passé que des formes mortes, auxquelles il ne croit plus, qui n’ont plus grand-chose à lui dire, mais qui lui rappellent son enfance et le protègent du vide. Ne bougez plus, laissez tomber votre foi vivante, mais soyez les conservateurs de notre cher Musée, de notre douce enfance ! Après nous le Déluge.


          Mais si nous sommes appelés à être le sel de la terre, ce n’est pas pour être de tels conservateurs ! Pourquoi nous faut-il des doses de sels et de saveurs de plus en plus fortes et épicées pour stimuler notre goût ? Et si ce n’était pas un problème de qualité de sel mais de langue : je ne sais pas offrir quoi que ce soit qui ait du goût à quelqu’un qui n’a plus de langue, plus de goût, qui est dégoûté de tout ! Là aussi il faudrait convertir le sens. Il ne s’agit plus pour nous d’être sauvés, ni même inquiets de notre salut, de cette préservation de soi qui font la politique et la morale dominantes. Mais de revenir à l’arche de Noé, non pas entendue comme le lieu où je me sauve, où je me réfugie, comme un moyen d’évasion en dehors d’un monde d’avance foutu, mais au contraire comme ce lieu où nous sommes ensemble au service de la sauvegarde du monde commun. Et l’évangile est pour nous ce petit grain de sel qui change tout, qui ne conserve que parce qu’il donne saveur à nos vies.

 

                 Ce texte est extrait d’une méditation proposée sur France-culture le dimanche matin 22 juillet.

 

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1 mai 2009 5 01 /05 /mai /2009 01:40
          La société française, probablement assez représentative de l’ensemble des sociétés européennes,  semble apeurée, frileuse, et demande plus de sécurité. Et c’est bien le « génie » (bon ou mauvais) de l’actuelle politique que de tout miser sur cet axe, et de rappeler qu’il n’y a pas de liberté, d’égalité, de fraternité, de prospérité, sans d’abord la sécurité. C’est ici qu’apparaît une première perplexité, et on aimerait que cet ordre de priorité ne soit pas placé hors de la discussion politique. Car il peut arriver dans l’histoire que la liberté, ou la solidarité, passe avant la sécurité. C’est une question d’époque. Mais pourquoi notre temps justement est-il à ce point hanté par l’insécurité ? Mon but dans les lignes qui suivent ne sera pas tant d’apporter de l’eau au moulin de l’actuelle politique, ou de la critiquer, que de tenter de comprendre ce qui nous arrive, et qui est plus profond que nous ne croyons souvent.
Aux débuts des temps modernes, Hobbes pensait que la sécurité était le pilier central de l’État. N’est-elle pas en effet le profond ressort de la « servitude volontaire » dont parlait peu avant La Boétie ? N’a-t-il pas toujours fallu à l’État, et à nos cités sécurisées, la peur d’un ennemi dont nos démocraties préventives plus que jamais nous protégeraient ? C’est que la modernité a été jusqu’au bout de son ressort, et même nos villes ont changé de visage. Jadis nous y cherchions la liberté anonyme et la confiance aux liens les plus détachés. Aujourd’hui c’est la sécurité et la confiance des liens de proximité que nous recherchons. Cela suppose une certaine clôture, et nous sommes au temps des « gated communities », des municipalités et des quartiers qui referment leur sentiment d’appartenance sur la convexité intérieure des liens préférentiels et des affinités choisies.

          Nous avons le même retournement dans la forme de nos guerres mondialisées. Naguère nous étions les puissances agressivement sûres d’apporter la liberté et le progrès. Aujourd’hui (et pour nous depuis déjà la première guerre mondiale) nous ne cherchons plus qu’à maintenir un « statu quo » face à tous ceux qui, « perdus pour perdus », ne voient plus de salut que dans la transformation du monde par la force, que cette force soit celle de la technique qui transgresse notre condition, ou celle de la galvanisation psychique qui nous rend insensible à la douleur (Hobbes lui-même ne montrait-il pas que le plus faible peut toujours infliger au plus fort, juché très haut sur son fragile système technologique, des nuisances insupportables ?) C’est donc ici mon hypothèse, que la course à la sécurité technique introduit de nouveaux risques d’accidents, plus menaçants, mais nous fait croire qu’il y aura toujours une nouvelle solution, plus puissante encore. Elle nous déshabitue à vivre avec les problèmes : or les grandes questions de la vie en commun sont insolubles, il faut juste « vivre avec ». Comme le remarquait merveilleusement le philosophe américain du début du 19ème siècle, Emerson : « chaque précaution contre tel ou tel mal nous met sous l’emprise de ce mal » !

          Mais je voudrais élargir encore le regard, car je pense que ce besoin de sécurité, qui peut certes être augmenté et manipulé, désigne aussi un très légitime sentiment de fragilité, qui n’est pas seulement celle de notre civilisation, mais tout simplement le sentiment de la fugacité de la vie, et du caractère éphémère des oeuvres humaines. C'est ce peu de durabilité qui nous chagrine, et la tentation de donner de solides réponses à ce sentiment ne fait que l¹augmenter ! Le principal lieu de notre perdurance, la filiation, le désir d’assurer la transmission, l’héritage, semble aujourd’hui tellement vulnérable. Qu’est ce qu’une société où la plupart n’ont à vrai dire rien à transmettre, ou bien ne parviennent pas à transmettre ce qu’ils estiment avoir de mieux ? Qu’est ce qu’une société où les successeurs ne veulent même plus hériter ? Qu’est-ce qu’une société qui n’assure pas un cadre plus durable que nos vies éphémères ? Pourquoi cette incertitude sur la durabilité des institutions, des habitudes, des bâtiments ? Dans le bref temps de nos existences nous avons vu les formes de nos villes, de nos paysages, de nos habitats, de nos objets les plus usuels, changer plus vite que nous-mêmes. Notre nervosité n’est pas très étonnante. Il faudrait au moins assurer à chacun, obligé à tant de mobilité, quelque chose comme la sécurité de base d’un habitat inaliénable. Et renforcer le sentiment que le monde commun est un théâtre plus durable que nos existences fugitives, et que les enfants de nos enfants y trouveront leur place.

         Au lieu d’assurer à chacun et à toute cette certitude de l’habitat, nous voyons chacun renforcer son habitacle. Comme avec cette mode des très grosses voitures, qui se promènent dans nos cités et par nos routes comme des tanks : ne faut-il pas assurer d’abord la sécurité de nos chères têtes blondes ? Et si la sécurité passait par le sentiment d’une vulnérabilité acceptée et le plus possible partagée et répartie ? Je n’aurai pas de mot assez cinglant contre cette morale qui conduit le monde sous l’injonction générale d¹un « après moi le déluge », car nous avons certainement moins besoin de sécurité que de courage, de capacité quotidienne à payer de notre personne. Mais le courage lui-même a aujourd’hui besoin d’être rassuré, de se sentir autorisé. Comme si il nous fallait trouver le rythme et l’équation entre ces deux temps indissociables et complémentaire, le temps de sortir de soi, et le temps de se défendre ; le temps d¹ouvrir,  de décloisonner,  d’échanger, de butiner, et le temps de s’immuniser, de cloisonner, de sauvegarder, de jardiner. C’est le blocage sur l'une de ces postures qui engendre les monstruosités de l’autre.
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7 avril 2009 2 07 /04 /avril /2009 07:09

          Nous prenons peu à peu conscience de toutes les implications du vieillissement de notre société, ou plutôt du glissement de son centre de gravité démographique vers une moyenne plus âgée. C'est l¹effet combiné de l'allongement global de l'espérance de vie et du lent passage vers le troisième âge de la génération née du baby-boom d'après guerre. Nous sommes en train d'en comprendre l'importance économique, non seulement en termes de répartition des retraites et de redéploiement d'une solidarité par définition asymétrique entre générations, mais aussi en termes de conflits d'intérêts entre générations : pourquoi les jeunes ne travaillent-ils pas, comme si tout leur était dû ? Pourquoi les vieux ne laissent-ils pas la place ?
         
          Mais un train peut en cacher un autre, et la dimension économique du problème n'est pas la seule. Qu'est-ce par exemple que cela peut faire à la politique que d'imposer aux nouvelles générations de suivre les traces d'une génération dont ils ne connaissent pas les expériences, les espoirs, les déceptions : la neuve et difficile épreuve de la liberté dans la Résistance, l'apprentissage du retour à l'institution ordinaire après la guerre d'Algérie, le sentiment que la société entière peut être refaite autrement à la suite de mai 68. Il n'y a cependant pas que l'amertume d'une injustice économique incomprise, ou de cette forme subtile de domination politique qu'est le sentiment d'inutilité. Le problème le plus profond, et qui apparaîtra le plus tardivement, viendra d¹un sentiment d'aliénation ou de stérilité culturelle.

          Car toute culture vit du chevauchement équilibré des générations, mêlant subtilement tradition et invention-transmission d'un héritage donnant aux nouveaux-venus les moyens d'inventer, inventions qui rouvrent autrement les promesses enfouies dans le passé. Tout culture vit de l'ajustement délicat entre une faculté de transmettre et une faculté d'hériter. Nous avons du mal à transmettre, et quand nous transmettons nous avons trop à léguer ; et la génération montante a du mal à hériter, soit qu'on ne lui laisse pas assez tôt disposer de l'héritage, soit qu'elle n¹ait pas le nombre ou les épaules assez solides pour l¹assumer tranquillement.

          Comment faire une société créative, inventive culturellement, vivante et attrayante (ne serait-ce que pour elle-même) avec une moyenne d'âge de 40 ou 50 ans ? Cela, nous ne savons pas encore le faire. L'humanité n'avait jamais eu ce problème. Et le phénomène me semble mondial : certes quand on se promène dans les nuits d'Istanbul ou de Sao Paulo, au milieu de peuples si jeunes, on reprend espoir. Mais quand on voit chez eux le brusque effondrement actuel de la natalité, on se dit qu'ils vont entrer d'ici vingt ans dans la même crise de civilisation, et plus brutalement encore.

          Pour ma part je n'ai pas de réponse à cette question. Bien sûr nous pourrions écarter le problème d'un geste, en refusant l'injonction de créativité, qu'il faudrait mettre en triangle avec les impératifs de productivité et de rentabilité pour comprendre qu'il s'agit peut-être là d'une forme inédite d'esclavage massif - le nouveau management nous veut « créatifs » et donnant en permanence les signes du plaisir que nous prenons à ce que nous faisons ! Et de la même manière que jadis il fallait être sans cesse davantage victorieux pour vérifier l'augure des dieux de la cité, ou que naguère il fallait être prospère et fortuné pour se donner des preuves de la grâce divine, aujourd'hui, c¹est comme s'il fallait être sans cesse plus créatif pour se convaincre que notre existence a un sens. Il y a justement là quelque chose de mélancolique, de désespéré. L'injonction de créativité est au coeur de notre culture, de son mythe de croissance illimitée, de son angoisse de la stérilité, c'est son noyau cultuel et théologique.

          Nous ne comprenons pas que la véritable créativité culturelle n'est pas cumulative, mais doit être comme fragilement recommencée à chaque génération. Si nous ne faisons pas place à la créativité de notre jeunesse, si nous ne lui donnons pas l'obligation et la force d'hériter et de réinterpréter librement ce que nous lui laissons, alors ne nous étonnons pas si la forme culturelle de nos sociétés, aspirée dans nos petits écrans, se réduit peu à peu à des sortes de territoires effondrés, ouverts à tous pillages.

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4 avril 2009 6 04 /04 /avril /2009 13:36
Il m'arrive de faire un peu de prosélytisme en faveur de la « Ligue des Droits de l'Homme », et je suis toujours aussi interpellé de voir comment l'argument qui m'est le plus souvent avancé pour écarter l'idée d'un militantisme « des Droits de l'Homme », c'est que ces Droits de l'Homme n'existent pas. Ainsi, les Hommes ne naissent pas libres et ne sont pas égaux en droits. Ainsi, chacun devrait pouvoir porter plainte dès demain pour diffamation ou pour abandon des obligations de l'état à préserver les plus fragiles et les plus démunis ; ou encore saisir la Commission Européenne des Droits de l'Homme pour un internement psychiatrique abusif. Mais n'est-ce pas la frilosité qui nous empêche de devenir un peu plus libres et un peu plus égaux en droits.

           Car si les Droits de l'Hommes existent, et ils existent, ce n'est jamais éternellement. A ce titre il s'agit bien ici de Droits positifs, c'est à dire de droits inscritsdans les textes, votés. Ce qui signifie en clair qu'il est toujours possible d'inscrire autre chose, de voter autre chose. On le voit bien en ces moments de grande remise en cause de droits pourtant anciens. Du temps des parents de mes parents. Pour cela, les Droits de l'Homme constituent un combat constant, un combat de chaque jour, un combat que je qualifierais de « vigilance ». Du moins tant qu'ils ne seront pas constitués en véritable force de mobilisation autant qu'ils sont constitués en force de proposition. C'est là, il me semble, précisément le rôle de la « Ligue des Droits de l'Homme ». Ce sur quoi elle devrait peut-être travailler.

          Un peu partout en France, au lendemain du 21 Avril 2002, cette prise de conscience semblait l'emporter sur le dangereux désir de se faire valoir, sur l'arrivisme régionaliste, sur les ambitions personnelles. Nombreux pourtant étaient ceux qui à défaut d'avoir prévus « l'événement », n'en furent pas surpris, tant était présent dans la campagne électorale, et bien avant elle, une espèce de goût malsain pour le soupçon ou pour la culpabilisation de l'innocence (je parle ici, entre autres choses, de l'étrange façon avec laquelle on accusait à ce point les enfants d'être responsables de tout – rappelez vous les discours d’un Monsieur Chevènement à cette époque, par exemple).

           Cela pour dire comment deux hommes, voilà déjà quelques temps, ont été traînés devant les tribunaux pour avoir hébergé, aidé, quelques réfugiés kurdes à Calais. Que risquaient-ils ? Cinq ans d’emprisonnement, rien de moins. Pour avoir aidé son prochain. Les temps sont durs pour l’humanité dépouillée, sobre et simple d’une main tendue, d’un feu qui réchauffe, d’un repas chaud, de gestes faits pour se comprendre, de regards. L’expression juridique correspondante à tout cela étant : aide au séjour irrégulier. Mais tous nous respirons puisque ces deux amis, nos amis, n’ont pas été condamnés mais seulement jugés responsables. Responsables mais non condamnés. Il s’en fallait de peu tout de même.

          Replaçons les choses dans leur contexte : voilà maintenant plusieurs années que le centre de Sangatte est fermé. Mais pour autant nombre de réfugiés qui se trouvaient déjà sur place n’ont pas été mis en situation de se sortir du bourbier : pas de logement, pas de moyens de subsistance, pas d’aide médicale hors les associations d’aide aux réfugiés. Au-delà de ces lacunes, somme toute classiques, des liens s’étaient créés, des amitiés peut-être. Il est des conditions qui rapprochent les Hommes. Comment dans ce cas, comme dans tant d’autres, ne pas imaginer l’entraide plus que la dénonciation, le soutien plus que l’indifférence ou la haine. Non, décidément, il n’est pas possible d’imaginer totalement un monde sans amitié, sans amour, sans respect de la dignité humaine.

          A quand le prochain appel à manifester de la « Ligue des Droits de l’Homme », à quand un appel à se tenir debout, en silence, pour que les libertés fondamentales ne soient plus égratignées à ce point ?
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15 mars 2009 7 15 /03 /mars /2009 18:03
            Je voudrais aujourd'hui revenir sur la grande blessure, la grande indignation qui a, à juste titre, suivie la mort du petit Romain à Avignon. Quelle tragédie, quelle horreur. On en reste, sur le moment, sans voix. Plein de dégoût. Puis comme l'on n'est pas de ceux qui souffrent le plus - sa famille, ses proches, cette enfant qui se trouvait à ses cotés au moment du terrible drame - on se hasarde à l’analyse, ou à de simples réflexions.
Qu'y a-t-il finalement de pathétique dans cette histoire, hormis la mort absurde de Romain. C'est justement l'absurdité des faits. On peut en effet trouver au moins trois victimes dans cette affaire : Romain bien sûr, sa petite amie et...l'assassin !!! L'assassin : un gosse de dix-sept ans. Un gosse fort dangereux assurément, mais un gosse tout de même. Et l'on peut s'interroger sur une société qui laisse à ce point se développer chez de jeunes adultes une violence qui ne peut qu'avoir un fondement, une raison. Comment en sommes nous arrivé là ? Comment des enfants se trouvent pris à ce point dans l'engrenage de la violence ? Il ne s'agit pas de remettre en cause l'horreur de l'acte, ni de dédouaner sont auteur : fort heureusement tout le monde ne tue pas le premier venu à coup de hache ! Pourtant je ne peux m'empêcher de penser aussi à ce gamin de dix-sept ans. Seul, perdu à jamais lui aussi. Ne doutons pas de son désarroi, ne doutons pas qu'il ressent son destin, plus que jamais difficile à porter. D'une certaine façon l'on peut dire qu'il est déjà jugé.
Comme je l'ai dit, il ne s'agit en aucun cas de minimiser l'acte. Comment, d'ailleurs, le pourrait-on ? Mais il me semble utile à tous, de faire preuve de miséricorde, de compassion. Et peut-être, plus tard, beaucoup plus tard, de pardon. Pardonner : se libérer du fardeau de la rancoeur ou de la haine. Le pardon : ouvrir à tous l'espoir d'un monde meilleurs, d'un monde ou les enfants ne s'entretueraient pas pour un mot de travers, une cigarette, une mobylette. Le pardon : une valeur chrétienne à coup sûr, mais aussi et surtout une valeur humaniste, une valeur de libération de l'être au-delà de lui-même, au-delà de ses souffrances, au-delà de l'oppression des faits, aussi monstrueux soient-ils.
Le jour du jugement, le jury constatera de lui-même la lourde tache qui lui incombe : rester serein dans un climat qui n'amène que difficilement la compassion pour le prévenu. Car il est probable que ce coupable recevra la punition à laquelle il ne peut échapper.
Mais comment tout cela a-t-il pu se produire ? Il n'est plus possible de laisser à la dérive des enfants de cet age, sans espoir, sans avenir, avec des rêves aussi terribles plein la tête : l'assassinat. Car à travers cette tragédie c'est l'ensemble d'une société qu'il faut pointer du doigt, cerner, sans pour autant bêtement et facilement la condamner. Il nous faut en connaître l'ensemble des méandres et dérives qui souvent nous submerge tous. Non, le coupable ne peut être seul responsable d'une violence qui, à coup sûr, le dépasse. Et de très loin...
Comment l'aider, le soutenir, lui, l'assassin ? Oui, comment soutenir un assassin ? C'est la tache de tous, de chacun de nous, d'être vigilants quant aux dérives, d'être vigilants face à l'horreur qui submerge un trop grand nombre de personnes, d'enfants. La misère, hélas, donne à voir parfois la monstruosité. De cette monstruosité dont on a, à tort, le sentiment qu'elle est naturelle, invincible : faisons de nos faiblesses la force nécessaire à une mise à plat de nos erreurs. Et gardons nous bien de crier haro sur un baudet de dix-sept ans. Car c’est à l’évidence l’état de droit qui doit subsister, dans cette affaire comme dans tant d’autres : oui, le criminel aura son avocat.
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Proposition

          De la folie d'amour, qu'est-ce qu'on a fait ? Cette fadeur qui nous étouffe et qui nous tue. Il faut que cela cesse. Il nous faut vivre éternellement la grâce et ne plus avoir peur. Toujours être pour l'autre ce que l'on est vraiment. Ne pas dire non, jamais. Et puis s'abandonner, brûler de tous les feux ; à en mourir. Et en mourir. De l'énergie qui en découle créer le beau. Sans concession, s'abandonner à l'autre. Émouvoir la nature au point de la faire suffoquer peut-être.
          Car enfin, pourquoi donc on s'obstine à dire que l'on ne s'aime pas ? C'est quoi ce besoin de pleurer seul, cette peur ? C'est le mystère.
          On meurt des temps figés, des questions inutiles, des engagements faciles. Mais rien n'empêchera jamais les méchants d'être méchants, la bête immonde d’être à certains vitale, le malsain d'être immuable. L'arme absolue ne combat plus que l'innocence et, pacifiés, nous sommes l'agneau face au couteau.
          C'est la mélancolie qui nous sauvera, un jour, tout à la fin, de tout ce miasme incohérent et sans visage, de cette horreur qui fait pleurer, de cette souffrance. C'est de cette paix qu'il nous faut, le coeur attendri de soi-même et des autres, de cet appel où tout s'effondre pour renaître.

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