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9 juin 2009 2 09 /06 /juin /2009 04:03

          Quelle référence religieuse pour l’Europe ? Aucune. C’est le résultat vers lequel nous nous acheminons, et moi je trouve cela magnifique, presque enthousiasmant ! Ce n'est pas seulement cette ambiance nuit du 4 août où nous renonçons délibérément et tous ensemble à nos attachements privilégiés, c’est un geste théologiquement plus profond encore. Car l’image d’une absence de fondation ressemble à celle d’un vide central, qui est le geste fondamental de la démocratie, depuis les réformes de Clisthène dans l’Athènes antique jusqu’à la philosophie politique contemporaine qui cherche à penser la démocratie contre les totalitarismes. Dans le drapeau européen, il n’y a rien au centre, sinon le renoncement simultané de tous à se prétendre au centre ou au sommet : il n’y a rien que l’équidistance à une interrogation, à reformuler sans cesse ensemble. C’est donc là un geste superbe, mais il évoque lui-même le vieux geste monothéiste, l’absence de représentation de Dieu. Or que l’on fasse ainsi cercle autour d’un vide central, d’une absence trop importante, c’est sans doute le plus bel hommage que le Christianisme puisse recevoir. Car ne nous y trompons pas, c’est bien le christianisme qui est comme interdit de nomination. Massivement, historiquement, c’est lui, avec toutes ses hérésies, ses contradictions, ses institutions, ses sagesses et ses folies, ses schismes et ses guerres, ses chefs d’oeuvres et son iconoclasme, ses libertins puérils et ses pionniers puritains, son amour du vin et du porc, c’est lui la culture refoulée dans le silence.


          Les craintes engendrées par le nouvel islam ne sont que de frêles paravents qui cachent mal le refoulement de cette part de nous-mêmes désormais considérée comme honteuse sinon maudite. L’Europe veut bien nommer l’héritage de Rome ou des Lumières, qui ne sont pourtant pas sans avoir produit eux aussi des monstres, mais pas le ou plutôt les christianismes, dont les effets historiques sont tellement immenses qu’on ne les aperçoit même pas tellement on est dedans. Il y a pourtant deux choses qui me mettent mal à l’aise dans cette figure. La première c’est justement que nos démocraties, dans leur toute puissante douceur, sont en passe d’obtenir ce que le communisme n’avait pas réussi : la conservation des patrimoines religieux mis en quelque sorte sous cloche, avec leurs folkloriques croyants, comme on protègerait des réserves d’indiens réduits au mutisme. Non pas que l’on ait besoin du retour d’un religieux qui prétendrait sauver notre société en perte de repères. On entend ce discours chez les protestants américains qui veulent évangéliser l’Europe, chez des orthodoxes qui veulent la sauver du matérialisme, chez des musulmans qui lui reprochent sa débauche, chez d’importants personnages de la hiérarchie catholique romaine. On l’entend même chez des républicains « bon teint » qui estiment qu’il n’y a plus de morale.

          Mais notre Europe méthodiquement désorientée n’est pas tellement matérialiste ni débauchée. La question est ailleurs. Qu’on le veuille ou non, chaque tradition religieuse comporte un régime spécifique d’autorité et de pouvoir, qui en fait un véritable laboratoire politique du futur. Il faut d’ailleurs remarquer que les pouvoirs publics sont très seuls avec certains débats, dès que ceux-ci dépassent la gestion technique : ils manquent d’interlocuteurs qui n’aient ni ambitions ni timidités politiques. Or, contrairement à ce qu¹on croit, les institutions religieuses n’interviennent pas comme de simples groupes de pression. En fonctionnant selon leur propre régime d’autorité, elles aident à formuler des débats, en s’appuyant sur une histoire qui les rend capables de véhiculer de la perplexité, d’élaborer des problématiques, de formuler des désaccords internes. C’est pourquoi je ne souhaite pas que nous soumettions l’ensemble des institutions religieuses au crible des principes démocratiques : pour certaines Eglises ce serait ruineux. Simplement nous ne pouvons pas donner à l’une ou l’autre d’entre elles un statut à part, privilégier un régime religieux d’autorité, alors que c’est leur confrontation qui est inventive. La sécularisation pluraliste dont nous avons besoin, contre les poussées d’inculture religieuse indurées, devrait faire davantage confiance aux religions, comme à quelque chose d’ouvert, de créatif, et d’inachevé. Sans oublier que la théologie est la plus sérieuse discipline de critique des religions que je connaisse - les fidèles des différentes confessions sont souvent parmi les derniers bastions de l’esprit critique.

          Et puis, si nous sommes dans une société pluraliste, c’est bien plus par le long travail du pluralisme religieux que par celui du pluralisme des Etats ou du marché ! Nous avons dû pour cela renoncer à ce mythe double que si nous avions tous le même Dieu nous serions enfin réconciliés, ou (mais c’est au fond la même idée) que si enfin nous étions complètement débarrassés des Dieux nous serions réconciliés. Ce que cette illusion comporte de plus puéril, c'est de croire à la possibilité de débarrasser les sociétés de toute conflictualité. La deuxième chose qui me gêne dans cette absence de référence religieuse, justement, c’est que du coup il n’y a plus de discussion possible. Et comme le remarquait le philosophe Husserl, comment critiquer les résultats si nous oublions les intentions initiales ? Nous aurions ainsi, dans cette fondation absente, un fondement absolument indiscutable ! Or je pense que politiquement cette posture n’offre pas de point d’appui suffisamment concret au débat, à la nécessaire confrontation des traditions dans leur pluralité, dans leur vivacité inachevée. Car l’Europe provient de mille sources, et il faut libérer ces différents héritages, les faire entrer dans une intrigue polycentrique, et renoncer à l’idée qu’il y aurait un seul grand récit commun : l’histoire européenne est une intrigue à plusieurs foyers. Le geste du renoncement simultané devrait ici faire place à celui de la co-fondation.

         Si l’on veut s’installer dans une tranquille confrontation, il nous faut davantage nommer concrètement « les » traditions qui participent de la multiplicité des héritages formateurs de l’Europe, non seulement dans le passé mais aussi en l’ouvrant au futur. Pour l’Europe, aucune référence religieuse, ni catholique, ni protestante, ni orthodoxe, ni juive, ni musulmane, ni aucune autre, aucune référence philosophique ni tradition, que ce soit celle des Lumières ni du Romantisme, de la Renaissance ni du classicisme, de l’Antiquité romaine ni grecque, ne saurait être mise au centre. Mais l’Europe qui s’invente peut fait mémoire de tous ces commencements et recommencements, de toutes ces promesses non tenues. Elle devra les confronter et se réinventer sans cesse à partir de tous ces apports.
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Proposition

          De la folie d'amour, qu'est-ce qu'on a fait ? Cette fadeur qui nous étouffe et qui nous tue. Il faut que cela cesse. Il nous faut vivre éternellement la grâce et ne plus avoir peur. Toujours être pour l'autre ce que l'on est vraiment. Ne pas dire non, jamais. Et puis s'abandonner, brûler de tous les feux ; à en mourir. Et en mourir. De l'énergie qui en découle créer le beau. Sans concession, s'abandonner à l'autre. Émouvoir la nature au point de la faire suffoquer peut-être.
          Car enfin, pourquoi donc on s'obstine à dire que l'on ne s'aime pas ? C'est quoi ce besoin de pleurer seul, cette peur ? C'est le mystère.
          On meurt des temps figés, des questions inutiles, des engagements faciles. Mais rien n'empêchera jamais les méchants d'être méchants, la bête immonde d’être à certains vitale, le malsain d'être immuable. L'arme absolue ne combat plus que l'innocence et, pacifiés, nous sommes l'agneau face au couteau.
          C'est la mélancolie qui nous sauvera, un jour, tout à la fin, de tout ce miasme incohérent et sans visage, de cette horreur qui fait pleurer, de cette souffrance. C'est de cette paix qu'il nous faut, le coeur attendri de soi-même et des autres, de cet appel où tout s'effondre pour renaître.

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