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27 mars 2009 5 27 /03 /mars /2009 00:46
          Au début du film La dame du vendredi de Howard Hawks (1940), Cary Grant dit qu'à la différence d'autrefois le divorce aujourd’hui ne représente plus rien de durable, seulement quelques mots devant le maire ! L’humour à part, la situation actuelle confirme ce diagnostic de la crise : on multiplie d’autant plus le divorce qu’on le prend de moins en moins au sérieux ! Et la société contemporaine me semble prise au piège de ce que Bergson aurait appelé une dichotomie et une double frénésie. Tantôt le couple est absolutisé, et la filiation est alors négligée ou impensée ; tantôt la filiation est la seule chose qui importe, et le couple est méprisé et tenu dans le plus grand scepticisme. Ce sera ma première perplexité, de tenter de penser un peu plus ce chiasme de la conjugalité et de la filiation, et ce qu’il dévoile de notre condition contemporaine et de la fragilité conjugale.
 
          Dans un deuxième temps je m’attacherai davantage au nœud de la conjugalité proprement dite, au plan non seulement de l’histoire des idées, mais de l’évolution profonde de notre culture et de ses rêves, de ses mythes et de ses grandes orientations éthiques. Car c’est un peu mon hypothèse ici : le mythe occidental de l’amour conjugal est en train de s’effondrer, au moment peut-être où il triomphe dans le monde, comme si plus personne vraiment n’y croyait. Le couple n’est plus qu’une affaire privée, un « projet » parmi d’autres — puisque aussi bien nous sommes dans une société de projets. Et l’évolution récente du divorce le montre également : dans une société qui luttait contre la servitude et l’assujettissement, le divorce était le signe d’une émancipation ; mais dans un monde gangrené par l’exclusion, le divorce augmente le sentiment général de précarité, et voile souvent les conflits sous une façade de consensus. Qu’est donc devenu le mariage librement consenti dont il était la condition ? Ils avaient été inventés ensemble, pour instituer une libre fidélité. On commence à peine à mesurer l’ampleur de la déception.
 
          C’est peut-être qu’on a trop attendu du mariage amoureux, avec lequel Rousseau pensait jeter les bases d’une société nouvelle — de même qu’aujourd’hui nous attendons sans doute trop de la filiation, les frêles épaules de nos enfants devant supporter seules le poids de notre demande de durabilité. Déception ? On attendait l’amour fou, et l’on a le scepticisme, jamais peut-être il n’y a eu autant de solitude résignée. On attendait l’émancipation, et l’on a l’exclusion, le fait que chacun de plus en plus se sente rejeté. On attendait l’égalité, et l’on a toutes sortes de dissymétries, de nouvelles figures insidieuses de la dialectique du maître et de l’esclave. On attendait enfin l’accord, l’harmonie, et l’on a un gâchis formidable, comme si les séparations et les divorces étaient la seule occasion de laisser libre cours à la dépense, à la furie de démolir, à la part maudite de nos sociétés trop rationnelles.
 
1. Le chiasme conjugalité filiation
          Mais commençons par ce grand et terrible mouvement de balancier, par lequel tantôt on subordonne la filiation à la conjugalité, tantôt la conjugalité à la filiation. Ce qui fait la difficulté de l’articulation entre l’ordre en quelque sorte horizontal de la conjugalité et l’ordre plutôt vertical de la filiation, c’est justement qu’il s’agit d’une synthèse de l’hétérogène, d’un compromis entre des logiques, ou des « éthiques », différentes. Disons-en quelques mots, sans crainte d’enfoncer quelques portes ouvertes — mais sans oublier, comme disait Musil, que les chambranles sont solides !
 
          La conjugalité est le lieu où l’on interprète la différence des sexes. La filiation nous demande d’interpréter la différence des générations. Cette double-différence n'est pas une donnée immuable de la nature, où la biologie donnerait la Loi; mais elle n'est pas non plus une invention malléable des cultures, que l'on pourrait défaire et refaire à merci. Non. Elle existe, mais on ne sait pas complètement ce qu’elle est. Elle n'existe qu'à être à chaque fois interprétée. Or aujourd'hui cette double-différence est très vulnérable : qu'est-ce qu'être une femme, une mère, un homme, un mari, un père ? Il n'y a plus guère qu'aux toilettes qu'on trouve encore instituée la différence dames-messieurs, et c’est un peu insuffisant…
 
          Du côté de la conjugalité, il y a égalité et symétrie en ce qu’il y a libre alliance, lien horizontal, choix que l’on assume et que l’on veut durable ; du côté de la filiation, il y a un lien qui n’est pas choisi, qui ne résulte pas d’un contrat et qui ne peut être résilié : ce lien est donc asymétrique. Comment articuler ces deux dimensions de la famille : le lien horizontal de l’alliance, et le lien vertical de protection du petit dans la durée et la filiation ? L’équilibre est difficile, et on dirait que nos époques oscillent trop vite et trop loin sur cette question. André Dumas, mon prédécesseur dans les années 60-70 à la Faculté Protestante de Paris, insistait sur l’émancipation de la conjugalité par rapport à la filiation. Sans doute a-t-on trop insisté sur cet aspect, au point que la filiation en a été fragilisée. Mais, depuis dix ans environ, c’est plutôt l’inverse, au point qu’actuellement on ne semble plus s’intéresser à cette délicate alliance des égaux qu’est le couple.
 
Les déliaisons conjugales
          La conjugalité a été abandonnée à la sphère privée du consentement individuel. Sans vouloir rouvrir la boîte de Pandore de débats assourdissants, au moment de la discussion du Pacs, la question suivante a surgi : dans une société libérale, qu’est-ce que la conjugalité si l’on pense pouvoir tout résoudre dans le libre consentement mutuel, sans prendre en considération la possibilité du désaccord et les rapports de force qui peuvent s’introduire dans le couple ? Ces rapports de force sont spécifiques, avec des dissymétries affectives, mais aussi financières, et des différences de rythmes dans les « plans de vie » des uns et des autres (ayant ou non terminé des études, eu un ou plusieurs enfants, etc.).
 
          En renonçant à instituer la conjugalité, on contribue à la précarisation générale des engagements collectifs et à donner libre cours à la vengeance et à la violence. Le divorce me paraît trop peu pensé. On peut aussi se demander ce que devient la filiation dans une société où tout est pensé sans croire à une conjugalité durable. La durabilité ne semble souhaitée actuellement que pour renforcer le lien parental, elle n’est prise en compte que par rapport à la question des enfants ; on n’évoque plus la durée dans la conjugalité.
          Dans le modèle conjugal moderne, on y reviendra, le couple est une libre alliance entre des individus égaux où l’on insiste sur la sincérité, et où la filiation n’est plus le seul but du couple — ce qui brise notamment l’assujettissement des femmes à leur rôle dans une économie de la filiation. Et puis la véritable alliance, et nous allons voir que c’est une idée biblique d’abord développée par les puritains anglais et américains, est toujours une « nouvelle alliance ». Ce point me semble avoir été une idée très importante, parce qu’elle donne à penser une fidélité qui comprend la rupture et la nouvelle alliance, une fidélité qui peut comporter la tempête. Pour reprendre cette idée, il ne faut pas opposer fidélité et rupture, durée immuable et cassure dès que les choses ne vont pas : nous mourons de cette conception. Il nous faut réinventer la fidélité, une fidélité vivante, une fidélité capable de réinterpréter le passé, une fidélité qui nous rende capables de regarder le passé ensemble pour le réinterpréter.
      
          Il faut en même temps être conscients des risques de ce modèle moderne. Il y a de fait, aujourd’hui, une fragilité du couple. Ceci est sans doute dû aussi à une sorte de tiraillement : beaucoup de contrats sont aujourd’hui précaires (contrats de travail, logements, etc.), alors pourquoi les engagements conjugaux seraient-ils durables ? Et puis si l’on accorde la priorité à la sincérité des sentiments, il faudrait re-comprendre autrement ce qu’est la sincérité : non pas la transparence immédiate des sentiments, mais le pivot d’une sagesse courtoise qui sait qu’il s’agit une histoire à deux, et d’un enchevêtrement narratif qui prend du temps.
 
          C’est la raison pour laquelle je ferai aussi un éloge rétrospectif de l’institution du mariage, comme acte politique. Ce n’est pas seulement l’affaire de deux personnes « devant Dieu » (catégorie kierkegaardienne de la véracité) ; c’est un acte qui implique la communauté. Pour deux raisons.
 
          D'abord parce que le mariage est un acte civique : il tisse des différences dans une société qui éprouve ainsi son unité, en dépit des différences de milieu, de confession, d'opinion, éventuellement de différences de nationalité, ce qui donne au mariage une dimension d'élargissement de la civilité. Au-delà de l’institution politique, il y a d'ailleurs l’institution juridique. Elle est importante pour penser le rapport entre le faible et le fort. Comme on a pu le dire, un des grands points qui manquait au Pacs est la protection du faible. Il manque une formule juridique qui permettrait d’exprimer davantage la plainte, et par là d’éviter que les gens n’accumulent des désirs de vengeance et ne se fassent du mal en plus de leur chagrin. On est dans une société où il y a peu d’endroits où l’on puisse rompre, casser, détruire, et il n’y a guère que nos familles que nous puissions détruire, comme si nous chargions là toute notre capacité au mal et à la destruction. Il faut donc un peu plus penser le divorce, et instituer le désaccord. Un accord qui ne comprend pas la possibilité du désaccord n’est pas solide, et pour pouvoir se lier librement il faut pouvoir se délier. C’est cette fragilité même du couple moderne qui a fait sa force et qui fait sa faiblesse.
 
          Ensuite, il y a dans le couple quelque chose de « politique », de civil, en tous cas, justement parce qu'il faut penser quelque chose comme l’institution du sentiment. On meurt d’avoir pensé des institutions dépourvues de sentiment et des sentiments sans institution. Comment penser une institution du sentiment ? La grande institution des institutions, entre les humains, est le langage. La courtoisie, le fait de parler, de laisser parler, d’écouter, la simple conversation, est l’élément civil de l’amour. Je crois qu’il n’y a pas d’un côté l’amour, la question des sentiments, des affects et du sexe à l’état brut, et de l’autre les institutions d’un langage purement formaliste, verbeux et platonique. Il faut que le langage soit courtois, qu’il y ait une parole amoureuse, qu’il y ait de la courtoisie dans le langage : c’est important pour briser la rupture entre le sentiment et l’institution.
 
Les filiations discrètes
          De son côté la filiation est devenue le lien indissoluble. On fait peser toute la charge de la demande de durabilité sur la filiation. Mais ce qui fragilise et ruine la filiation aujourd’hui, c’est qu’on s’efforce de la construire indépendamment de la conjugalité, ou sur les débris d’une conjugalité complètement défaite. Je ne crois pas à la possibilité de renforcer la filiation sans penser la conjugalité. Mais de ce côté-là aussi il y a un déficit d’institution : on laisse flotter le consentement, comme si les liens de filiation étaient des liens électifs, où les enfants choisissent leurs parents et les parents leurs enfants ! Or le lien de filiation est inégal et asymétrique, et le grand a plus de devoirs et de droits que le petit. Le grand doit protéger le petit. Ce n’est pas seulement qu’il ne doit pas lui faire ce qu’il n’aurait pas aimé qu’on lui fasse, mais qu’il ne doit pas lui faire ce qu’on lui a peut-être fait. On sait qu’on ne transmet pas ce qu’on veut et qu’on transmet ce qu’on ne veut pas, mais justement il faut penser ce rapport tout à fait particulier qu’est la filiation.
 
          Cela suppose d’accepter que la filiation ne soit ni un pur fait biologique ni une pure relation élective (j’aurais dit la même chose sous une autre forme pour la conjugalité). Ce n’est pas un pur fait biologique parce que la filiation ne se réduit pas à la carte du patrimoine génétique. Bien sûr, la vérité scientifique peut être importante mais, pour l’identité humaine, la vérité est une vérité racontée, une vérité rapportée par une parole, et non pas un pur fait brut. Par ailleurs il est évident que la filiation ne se réduit pas non plus à un choix électif. On ne peut demander à un enfant de choisir son père ; on ne peut traiter l’enfant comme un sujet majeur et consentant, et développer ainsi le modèle du consentement généralisé, où l'on se choisit par affinités, par adoption réciproque, où les parents sont des “copains”. Mais le cinéma contemporain, et notamment les téléfilms, étalent ce modèle à l'envi.
 
          On assiste actuellement à un effondrement de la filiation, écartelée entre ces deux logiques. Et plus la filiation est fragile, plus on a tendance à durcir le côté biologique. On manque ainsi ce qui est proprement la filiation et on aboutit à des individus “désaffiliés”, qui seront des adultes sans enfance : ni enfants, ni adultes. Pour nous, la filiation s’institue dans la différence des générations, le rapport dissymétrique qu’il y a du grand au petit. Cette dissymétrie est complexe parce qu’elle doit rendre l’émancipation possible : il n’y a pas indéfiniment d’un côté le grand et de l’autre le petit ; le grand l’est par rapport au petit, et s’il permet au petit de devenir grand, de le remplacer : c’est le paradoxe de l’éducation que de s'effacer devant une autonomie qui prend du temps.
 
          C’est par le discours de la généalogie que les parents reçoivent l’enfant qui arrive, ce qui est aussi une adoption ; on reconnaît la filiation, on la nomme, on l’institue. Il y a une dimension narrative de la filiation. Un des dangers principaux de la télévision, à cet égard, c’est qu’en accentuant le décrochage des rythmes, de plus en plus individualisés, elle raccourcit le temps familial de parole, le temps de narration. Le temps narratif est nécessaire : il faut que l’on ait entendu raconter nos histoires pour que l’on puisse les raconter à son tour. Je ne suis pas obligé d’être celui qu’on m’a dit que j’étais, mais pour que je puisse dire qui je suis, il faut qu’on m’ait dit qui j’étais. Cela suppose qu’on m’ait autorisé à dire qui j’étais, en me donnant de quoi interpréter ce qui me précède. Cet espace élargi du discours généalogique comme narration du monde où l'on est né est ainsi très important à protéger, à instituer, à déployer.
 
          En cas de divorce, comment faire pour que le lien parental soit maintenu, qui assume vraiment ce rôle de la différence des générations ? Les réponses ne sont pas toutes faites et il faut voir à chaque fois comment la rupture réinterprète le temps de la généalogie, décompose et recompose les rôles. On parle actuellement beaucoup de la figure du père qu’il faudrait retrouver. Certes. Mais il faut, au moins symboliquement, retrouver aussi, et peut-être d’abord, la figure de l’époux : cette figure mythique est actuellement effondrée (alors que celui du père l’est sans doute bien moins, au moins dans l’imaginaire collectif, puisqu’il est au moins désiré). Plus personne ne se préoccupe de l’époux. C’est, je crois, le cœur de la fragilité masculine aujourd’hui.
 
           Quoi qu’il en soit je refuse - comme on l’a entendu dans le débat sur le Pacs - que l’on dise : « la famille traditionnelle est fichue puisqu’il est prouvé qu’elle marche mal... » On sait, depuis les tragédies grecques, que la famille est tragique et, traditionnelle ou post-moderne, il en sera toujours ainsi. D’ailleurs quel est le régime totalitaire qui pourrait prétendre éradiquer le tragique ? Oui, la famille est tragique, parce que, en un même lieu, on a un lien entre des égaux et un lien entre des inégaux, et qu’il faut articuler les deux liens, en faisant respecter leur différence, mais en laissant place à la possibilité d’une régression à l’inégalité dans le couple, et à la nécessité d’une progression vers l’égalité dans la filiation. Plus encore : la famille est l’endroit où l’on apprend à convertir la justice en amour et l’amour en justice. Comment penser les deux logiques en même temps ? La famille doit être le lieu de cette double conversion, et il y faut un sens shakespearien du tragi-comique, une bonne dose d'humour et de sagesse.
 
 
2. Le mythe de l’amour
           Je voudrais, après avoir brossé un tableau du chiasme entre les deux logiques hétérogènes de la conjugalité et de la filiation, approfondir ma thèse que le lien conjugal est devenu trop fragile, que c’est lui qui est au cœur de la crise. Un pasteur, Roland de Pury, résumait ainsi la chose : « en Occident on se marie parce qu’on s’aime, en Orient on s’aime parce qu’on se marie (…) dans la moitié du monde la liberté à deux n’existe ni au départ, ni pendant la vie du couple, et face à l’anarchie et à l’instabilité familiale de l’Occident, les sociétés africaines et asiatiques disent : ‘c’est nous qui avons raison’ » (1967, p.28-31). Et pourtant, de Pury estimait, pour des raisons théologiques, qu’il faut maintenir « obstinément la liberté avec tous ses risques (…) le mariage chrétien est une liberté permanente à deux. Il est une union libre qui se maintient parce qu’elle est libre de se maintenir, et non parce que le divorce est impossible ».
 
L’amour et l’Occident
          On va le voir, cette idée est exactement le cœur du mythe hollywoodien. Mais pour cela il faut d’abord comprendre que la vraie invention de la civilisation marquée par la culture chrétienne, en Occident, n’a pas été le mariage indissoluble, mais le divorce. Et que la grande époque de cette invention n’est pas la chrétienté médiévale, mais l’époque moderne. Mais c’est surtout qu’au cœur de l’Occident, il y a un mythe de l’amour. C’est la grande hypothèse de Denis de Rougemont, dans son grand livre L’amour et l’Occident, qu’il y a, au cœur de la culture occidentale, un mythe de la Passion, de la passion amoureuse, de l’amour malheureux, blessé, meurtri, impossible. C’est le roman de Tristan, de son amour impossible pour sa dame, Guenièvre, l’épouse de son Roi, et de l’épée qui les empêche de s’unir. Mais c’est aussi une interminable variation littéraire, de Dante et Don Juan à Sade et de Wagner à Lolita, qui déplie les diverses figures de l’amour comme transgression d’un interdit, d’un obstacle, d’une impossibilité.
 
          A ce mythe, Rougemont a opposé, au nom de l’agapè, un amour beaucoup plus prosaïque, plus ordinaire, plus difficile aussi, non pour un Autre inaccessible, mais pour un être singulier, imparfait, étrangement proche. Le couple amoureux et heureux, c’est possible, c’est à portée de main. Ce mariage n’a ni l’éphémérité esthétique des conquêtes passagères de Don Juan, ni l’éternité passionnée de l’amour impossible de Tristan: il ne sépare d’ailleurs pas le corps et l’âme, et le désir ne peut plus s’y nourrir de l’obstacle que formerait un tiers (père, mari jaloux, interdit, etc.). On le verra, c’est tout le problème du mythe hollywoodien de la conjugalité : que mon épouse soit mon amante.
 
          Mais comment fonder quelque chose de durablement heureux sur un sentiment aussi « doux et libre » (Rousseau) mais imprévisible que celui qui anime le consentement amoureux? Il faut se rappeler, selon Rougemont, que seuls les époux qui s’engagent sans raison, c’est à dire avec une conscience aiguë de l’absurdité de leur acte, sont susceptibles de recevoir, mais au titre de surprises providentielles, l’ardeur passionnée que la jouissance se devait de tuer et le goût du plaisir que l’habitude était censée étouffer. Une étonnante réflexion se glisse ici sur le lien électif, sur l’affinité élective qui préside au consentement amoureux, comme un hasard accepté, une grâce absurde mais approuvée. On ne peut pas produire le bonheur amoureux, il n’y a aucune assurance à cet égard, et sa seule chance réside dans une certaine insouciance à cet égard, une insouciance active. Mais en reconnaissant dans l’être que l’on aime une personne tout à la fois charnelle et spirituelle, absolument singulière et nécessairement imparfaite, on accepte de quitter une image idéalisée et impossible de l’autre, et on s’attache à une singularité toute ordinaire quoique irremplaçable.
 
          Le philosophe américain Stanley Cavell, qui a travaillé sur le cinéma d’Hollywood des années trente, y a étudié ce qu’il appelle les « comédies du remariage ». C’est par exemple un homme et une femme qui se détestent, mais qui, placés dans l’obligation de faire croire qu’ils sont mariés, font semblant de se disputer (l’idée étant qu’un vrai couple est un couple qui se dispute) ; et c’est sur cette dispute que se construit leur alliance (Capra, 1934). La véritable alliance est toujours une nouvelle alliance, après une rupture. Pourquoi la comédie du remariage est-elle une structure aussi importante pour ce que j’appelais le noyau éthico-mythique de notre culture?
 
          D’abord, nous y sommes en présence d’un couple déjà constitué, sans qu’il y ait à raconter l’histoire de la rencontre du couple. C’est qu’il n’y pas grand chose à raconter avant, et que l’intrigue commence après. La comédie de remariage est davantage apparentée à ce que le grand critique littéraire canadien Northrop Frye a appelé « Old Comedy » et qu’on trouve aussi chez Shakespeare, plutôt qu’à la « New Comedy » qui caractérise les dramaturges modernes et romantiques : il ne s’agit pas de montrer un couple qui surmonte les obstacles extérieurs à son union. On a déjà vu avec Rougemont que ces romans ou ces films de la passion amoureuse ont du mal à se faire crédible ! Les obstacles sociaux et moraux pouvant s’opposer à la constitution initiale d’un couple se sont tellement atténués, que les grandes tirades contre l’ordre moral confinent au ridicule. D’où une fastidieuse surenchère dans la création d’obstacles improbables.
 
           Dans la « Old Comedy », par contre, il ne s’agit pas de mettre les héros ensemble, mais de les re-mettre ensemble. Il s’agit de surmonter une séparation, et de surmonter un obstacle intérieur — la difficulté de rester ensemble. Bref, il s’agit de mettre le couple à l’épreuve, et de montrer sous la menace de la séparation, la nature délicate de l’union ou de l’alliance qu’ils forment. Ce que l’amour-passion de l’Occident a trouvé, fidèle à son idée de séparation originaire, mais pour convertir son mythe du couple amoureux et le perpétuer retourné vers autre chose, c’est la liberté de se séparer, qui place l’obstacle au cœur même de l’amour durable. L’accès à l’autre peut être rendu incertain justement parce qu’on le connaît trop, qu’on l’aime trop, qu’on le respecte trop, qu’on tient trop à sa conversation. Shakespeare et Milton, à cet égard, Goethe et Rousseau (Feher, 1994, p.19), Kierkegaard et Emerson, tous ces penseurs ont senti que le sujet n’était pas ailleurs.
 
Milton et la nouvelle alliance
          D’où sort cette figure moderne de l’amour conjugal ? C’est au moment de la révolution puritaine anglaise de Cromwell, méconnue en France où l’on n’envisage que le puritanisme de la bourgeoisie élisabéthaine du 19ème siècle, que cette figure du couple se met en place. Généralement on oublie que l’éthique puritaine de la conjugalité, radicalisant le mouvement amorcé dans le christianisme primitif, a marqué une prodigieuse libération. Elle posait le mariage comme une alliance entre individus égaux, où la conjugalité n’est plus subordonnée à la filiation et à la nécessité d’élever des enfants, mais peut être vécue comme une sincérité, une fidélité, un plaisir libres. Dans cette libre alliance, la subversion de l’Antiquité se poursuit et s’accomplit, et la réforme puritaine brise l’assujettissement des femmes à leur rôle dans l’économie de la filiation. C’est ce que chantait le grand poète flamboyant et puritain John Milton dans son magnifique plaidoyer pour le divorce, Doctrine et discipline du divorce, publié en 1644 (Milton, 2005) : il reprend l’autorisation que Calvin a faite du divorce pour affirmer qu’il faut revenir à l’alliance comme à la forme que prend le consentement libre entre deux êtres qui s’aiment ; une sorte de conversation amoureuse où la discordance fait partie de la concorde, où le désaccord fait partie de l’accord.
 
          C’est pourquoi il faut penser le divorce, en établir la discipline. On ne peut pas forcer quelqu’un à maintenir un libre lien dont il ne veut plus, mais on ne peut pas rompre n’importe comment. Le travail de la conjugalité est au contraire celui de la courtoisie, de la capacité de proximité en même temps que de la distance, du respect ; c’est une intrigue à deux voix où il n’y a pas que mon point de vue qui compte. L’idée centrale de Stanley Cavell est même que « le mariage est toujours un divorce, il entraîne toujours une rupture avec quelque chose » (Cavell, 1993, p.101). Par cette rupture on passe par exemple du lien père-fille, c’est à dire de la condition incestueuse ou plutôt narcissique de ne pouvoir connaître quelqu’un d’autre parce qu’on en a une idée inaccessible, au lien libre du mariage. C’est de ce scepticisme que la connaissance amoureuse est la transgression, et c’est ce qu’affirme la Genèse (Gn.2 24), que commente ainsi Milton :
 
« Il n’est pas bon, dit-il, que l’homme fût seul ; je vais lui faire une aide qui lui soit appropriée. On ne peut à moins conclure de ces paroles si claires (et c’est aussi ce que dit tout interprète averti) que dans l’intention de Dieu, une conversation appropriée et heureuse est la fin principale et la fin la plus noble du mariage » (Milton cité par Cavell).
 
On le voit, le mariage n’est pas un remède au désir, qui serait mauvais et pécheur, mais directement un désir de bonheur et d’accomplissement, et il faut retrouver l’institution heureuse et même divine du couple amoureux, dans laquelle Milton ne voit pas une once de péché. Si l’on retrouve l’intention première de la conjugalité dans son institution, c’est à dire dans sa genèse et son Paradis perdu, il s’agit d’un joug libérateur, puisqu’il nous délivre de la solitude : il s’agit d’éprouver ensemble, par la conversation et l’échange, la possibilité d’une association heureuse, le désir de partager le bonheur. On le voit aussi, il n’est pas question d’enfants. Il existe un lien amoureux, sexuel, nuptial, en dehors de toute perspective d’enfants ou de lien généalogique et de filiation.
 
          C’est pourquoi le mariage et le divorce ont été inventés ensemble — et sont peut-être en train de disparaître ensemble. Il ne s’agit donc plus ici du mariage traditionnel, incompatible avec la grande passion tragique, et bien souvent devenu relativement tolérant à l’adultère, mais de ce mariage amoureux libre et sincère, dernière forme moderne prise par le mythe occidental de l’amour, et que l’on trouve depuis Milton et le combat puritain pour le « droit de partir », jusqu’aux comédies hollywoodiennes du remariage (« nouvelle alliance ») décrites par le philosophe américain Stanley Cavell, en passant par Rousseau, Goethe, Kierkegaard, etc.
 
          Et tout se passe comme si ce mythe, qui continue à fasciner et à conquérir le monde, ne fonctionnait plus au cœur même de la culture qui l’a inventé. D’où ce paradoxe, que sur tous les rivages de la planète les formes occidentales de l’amour triomphent, tandis que l’Occident ne croit plus trop à sa propre invention, en quoi réside pourtant son noyau éthico-mythique. On pourrait même dire que cette invention de l’amour et son tranquille affichage public a été l’une des clés les plus puissantes de son succès et l’un des axes les plus puissants de la conquête du monde par l’Occident : davantage que les accumulations agressives de moyens militaires, davantage que l’insolence de la richesse et de la productivité, le cœur de son pouvoir de pénétration a été la séduction de sa culture amoureuse, de sa libération du couple amoureux. C’est lui que les ennemis de la culture occidentale détestent, mais c’est aussi que les occidentaux eux-mêmes n’y croient plus. Comment tirer de ce vieux noyau de nouvelles promesses ? C’est un des plus grands défis qui nous soient lancés.
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Proposition

          De la folie d'amour, qu'est-ce qu'on a fait ? Cette fadeur qui nous étouffe et qui nous tue. Il faut que cela cesse. Il nous faut vivre éternellement la grâce et ne plus avoir peur. Toujours être pour l'autre ce que l'on est vraiment. Ne pas dire non, jamais. Et puis s'abandonner, brûler de tous les feux ; à en mourir. Et en mourir. De l'énergie qui en découle créer le beau. Sans concession, s'abandonner à l'autre. Émouvoir la nature au point de la faire suffoquer peut-être.
          Car enfin, pourquoi donc on s'obstine à dire que l'on ne s'aime pas ? C'est quoi ce besoin de pleurer seul, cette peur ? C'est le mystère.
          On meurt des temps figés, des questions inutiles, des engagements faciles. Mais rien n'empêchera jamais les méchants d'être méchants, la bête immonde d’être à certains vitale, le malsain d'être immuable. L'arme absolue ne combat plus que l'innocence et, pacifiés, nous sommes l'agneau face au couteau.
          C'est la mélancolie qui nous sauvera, un jour, tout à la fin, de tout ce miasme incohérent et sans visage, de cette horreur qui fait pleurer, de cette souffrance. C'est de cette paix qu'il nous faut, le coeur attendri de soi-même et des autres, de cet appel où tout s'effondre pour renaître.

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